Serrer un proche dans ses bras, faire la bise à une amie, prendre la main d’un enfant… ces gestes jusqu’ici naturels deviennent de lointains souvenirs chassés par la nouvelle normalité de la crise du coronavirus : la distanciation sociale. Quand la crise sera derrière nous, que restera-t-il de la place du toucher dans les relations humaines ? Anne-Gaëlle Baudot et Pierre-Joseph Laurent développent deux visions différentes mais se rejoignent sur un point : ce virus nous pousse à plus de modestie et d’humilité.
Hors crise de la Covid-19, quelle est la place du toucher dans les relations humaines ?
Anne-Gaëlle Baudot : On ne peut toucher autrui sans être touché soi-même. Si j’ai une intention bienveillante, je peux, en tant que donneuse, transmettre de la sollicitude, de la présence, une attention. C’est toujours touchant – c’est le cas de le dire – de me rendre compte que quand on crée cet espace bienveillant, les émotions peuvent circuler, qu’il est possible d’approcher une dimension plus profonde, celle de l’Être.
Dans mon travail d’assistante sociale, ce peut être simplement une main posée sur le bras d’un patient en fin de vie ou d’un membre de la famille, pour exprimer de l’empathie et du réconfort. Quand les personnes sont dans une fragilité et une vulnérabilité, elles ont davantage tendance à s’exprimer par le toucher. Dans les derniers moments de vie, il s’agit parfois aussi de l’ultime mode de communication.
Pierre-Joseph Laurent : Le toucher renvoie aux possibilités de témoigner une amitié mais également de se sentir apaisé ou d’apaiser les autres. Ça renvoie à l’amour et aux sentiments. Toutefois, dans la plupart des sociétés, le toucher participe à une ritualisation des salutations. C’est pour se saluer qu’on se touche. Et à chaque société sa propre salutation.
Dans le cadre de la pandémie que nous vivons chacun à notre niveau, à l’intérieur de notre unité de confinement – seul ou en groupe –, le toucher n'est pas modifié. Ce qui change, c’est le rapport aux autres avec qui nous ne sommes pas confinés.
Dans cette crise, l’autre est devenu l’hôte du danger et potentiellement de la mort. Avec la distanciation sociale qui devient la nouvelle normalité, quelles seront les conséquences sur notre rapport au toucher ?
P-J.L. : C’est un changement radical et plus profond qu’on ne le pense. Nous ne sommes pas encore dans un ‘après-crise’, car des répliques restent possibles. Nous devons apprendre à vivre avec ce virus que le mode de propagation rend redoutable. On vient de parler du réconfort de ce toucher sain et apaisant, mais maintenant, l’autre est potentiellement le signe de quelque chose qu’on ignore : est-il porteur ou pas ? C’est une nouvelle culture à laquelle nous sommes sommés avant l’arrivée d’un médicament ou d’un vaccin.
Nous devons inventer une nouvelle culture distanciée, ce qui changera énormément de choses. Comment arriver à tenir le coup, à cette bonne distance, dans l’attente d’autres solutions ? Le plus facile, selon moi, serait de contraindre ou de suggérer de porter le masque dans l’espace public. Pourquoi ? Ce n’est pas simplement une recommandation médicale, bien qu’elle soit majeure, elle est aussi de nature ‘anthropologique’. On est beaucoup plus enclins, en se masquant tous, à se rappeler mutuellement ‘Faisons attention, prenons soin de nous et des autres non plus en se serrant, non plus en s’embrassant, mais à bonne distance pour empêcher cette propagation et ce risque de maladie, voire de mort’.
A-G.B. : C’est très interpellant. Si les mesures de distanciation sociale sont nécessaires pour se protéger, elles sont pour certains très difficiles à maintenir. Je pense notamment à toutes les personnes investies dans les métiers de la relation d’aide comme à celles en situation de vulnérabilité.
C’est la peur qui nous fait maintenir la distance. Il y a fort à parier que, pour un certain nombre de gens, le besoin d’une relation chaleureuse et de proximité soit bien plus grand que la peur. Lors de la mise en quarantaine des personnes âgées, si on leur avait laissé le choix entre s’isoler pour se protéger de la maladie, et même de la mort, ou garder le contact avec leurs proches en prenant ce risque, je pense que certaines auraient choisi la deuxième option ! Il leur reste peu de temps à vivre et leur priorité n’est peut-être pas de se protéger à tout prix mais de recevoir de la chaleur humaine avant tout.
Un retour à la normale est-il possible ou faudra-t-il trouver d’autres solutions ?
P-J.L. : Je ne vois pas les choses comme ça. Il faut être réaliste. Ce virus ne nous propose pas 100 aménagements : nous n’avons pas le choix. Dans un avenir proche, il faut que la communication officielle soit plus claire sur nombre d’aspects. Les décideurs doivent proposer un arbitrage sain et logique entre la reprise – surtout dans les secteurs les plus touchés – et une lucidité sur ce à quoi on fait face. La situation est inédite, il faudra donc inventer quelque chose d’inédit pour les mois à venir.
Il y a des situations à risque, des zones où on se retrouve par obligation : les transports en commun ou les magasins par exemple (sans parler ici des conditions de travail de certains). Mais aussi au sein même des unités familiales, lorsque les retrouvailles engendrent un risque potentiel de transmission. Il faut donc surtout trouver le moyen de nous remémorer que, pendant quelque temps encore, nous devrons prendre soin les uns des autres, mais à bonne distance. Nous devons accepter une certaine modestie face à un virus et une maladie qui, pour le moment, nous posent de sérieux problèmes.
A-G.B. : C’est le mot humilité qui me vient en premier. Oui, inventer de nouvelles manières d’être et de communiquer. On observe une tendance à relâcher la bride. Il faut cependant se dire qu’on a une responsabilité. Nous ne sommes pas tout puissants.
Nous avons besoin de liens incarnés, de toucher, d’embrassades pour nous sentir vivants et donner sens à nos existences. Mais effectivement, devant l’incertitude à laquelle nous sommes tous confrontés, il faut pouvoir adapter nos comportements.
Sabrina Gaspari
Social Media Editor
Anne-Gaëlle Baudot, formatrice en toucher relationnel et massothérapeute, accompagne des personnes fragilisées par le deuil, la maladie, le grand âge. Elle est également assistante sociale en soins palliatifs et oncologie aux Cliniques universitaires Saint-Luc.
Pierre-Joseph Laurent, anthropologue, membre du laboratoire d’anthropologie prospective (LAAP) de l’UCLouvain et de l’Académie royale de Belgique.
Le point de vue de l'étudiante
« ‘On ne peut toucher autrui sans être touché soi-même’, dit Anne-Gaëlle Baudot. Je trouve que c’est très juste », confie Sophie Maquestiau, qui reconnaît être tactile. « Enfant, j’aimais faire des câlins, des bisous, ce qui est moins permis en grandissant. » Sophie a vécu plusieurs situations pendant le confinement qui ont confirmé l’importance du toucher. « J’ai dû assister à des funérailles. Toutes les embrassades qui, en temps normal, aident à se sentir mieux, étaient interdites. On voyait que les gens étaient perdus. » L’étudiante est aussi animatrice en plaine de jeux, et « très attentive à ce qui se passe avec les petits. D’habitude, quand l’un pleure, on lui fait un gros câlin et ça passe. Ici, tout le rapport à l’enfant est chamboulé. » Le toucher ne change pas au sein des familles ? Pas forcément d’accord. « Je n’ai pas vécu le confinement avec mes parents, donc en rentrant chez eux, je prenais particulièrement mes distances, et encore plus avec mes grandsparents alors qu’ils sont les premiers à apprécier un bisou. » Partie aux États-Unis après sa rhéto, la jeune femme a été frappée de constater que sa famille d’accueil réservait les bises aux grandes occasions. « Je me suis posé la question, va-t-on désormais faire pareil ? ». D.H.
Sophie Maquestiau, Étudiante en BA C 3 en sciences humaines et sociales à l’UCLouvain FUCaM Mons