Anthropologue, Olivier Servais pose un regard particulier sur notre propre culture, vue sous l'angle d'une pandémie dont elle se serait certes bien passée mais qui fait bouger tous les curseurs de la réflexion.
En bon scientifique, vous avez beaucoup lu les médecins et les biologistes pour vous documenter sur la crise actuelle. Quel est votre sentiment sur l'appréhension scientifique de celle-ci ?
Le coronavirus est peut-être une zoonose, une maladie transmise à l'humain par l'animal. (Aujourd'hui, on pense qu'il est passé des chauves-souris à l'humain, peut-être par la médiation du pangolin.) Cela reste une hypothèse, il y en a d’autres. Je connais bien cette hypothèse-là parce que je travaille souvent dans des pays –Ìýaux Philippines par exempleÌý– où les humains vivent davantage en cohabitation avec l'environnement naturel et développent d'une part une médecine et une pharmacopée traditionnelles et d'autre part une mythologie, une ritualisation particulière de la maladie et de la mort, une approche plus globale des relations entre vivants.
Ce qui me sidère dans le cas de cette pandémie, c'est en premier lieu le fait qu'on s'est exclusivement focalisé sur la dimension matérielle des corps, avec un pragmatisme à outrance, une obsession de la maîtrise de l'urgence. Par exemple, on ne s'est intéressé qu'à la gestion hospitalière, et seulement ensuite, beaucoup plus récemment, aux maisons de repos, alors que des sociologues avaient alerté sur le côté «Ìýbombe à retardementÌý» de l'épidémie dans ces structures.
Cela montre qu'en créant un centre de crise mais sans envisager la possibilité de prendre tout de suite du recul, on ne donne pas assez d'importance au long terme, alors que toute la société, absolument toute, est impactée par la pandémie. Une deuxième chose qui me préoccupe énormément, et qui découle de la première, c'est qu'à court terme on va sans doute, et heureusement, sauver quelques milliers de vies, mais que les mois de confinement auront généré un potentiel énorme de violence conjugale et familiale, des traumatismes psychologiques, des suicides.
Au cours des mois et des années qui ont suivi l'épidémie de SRAS, au début des années 2000, on a estimé, selon les é³Ù³Ü»å±ð²õ, que 15 à 30Ìý% des personnes confinées avaient développé des syndromes post-traumatiques se révélant par exemple sous la forme d'incapacité à retravailler ou de burn-out. Et cela, je crains que nos gouvernements n'en aient pas du tout pris la mesure, ou très insuffisamment.
Que penser de ce feu d'artifice de chiffres mondiaux, nationaux, régionaux, par tranches d'âge etc., spécialement si l'on se doute que certains chiffres sont fort suspects d'avoir été truqués, que ce soit en Chine, en Corée du Nord ou en Belgique ?
C'est ahurissant. C'est une obsession qui trahit surtout une espèce de panique. La plupart de ces chiffres ne sont d'ailleurs pas utiles dès lors qu'ils sont multipliés à ce point, et contradictoires... d'ailleurs il suffit de relire les premières prévisions pour constater qu'elles étaient fausses. En-dehors même des suspicions de falsification. Dès le départ, on s'est aligné sans trop de réflexion sur la Chine, sur leurs chiffres, leurs é³Ù³Ü»å±ð²õ. Là aussi, ce sont les chercheurs en sciences humaines qui ont alerté : si on se base sur le nombre d'urnes funéraires, le chiffre des morts déclarés est sans doute à multiplier par dix…
Notre société s'est d'emblée située dans le contrôle et la maîtrise, voire a employé un vocabulaire de type guerrier face à un « ennemi ». Mais nos politiques, belges ou étrangers, sont plutôt désorganisés et semblent fort impuissants sur le terrain...
Comme pour les chiffres, c'est un peu de l'incantation. Nos politiques sont sur des rails et ont le nez dans le guidonÌý: on a l'impression qu'ils essaient un peu tout ! Les médias participent globalement à ce langage dont les éléments sont eux-mêmes contradictoires, tantôt dans le registre de la résistance quasi militaire, tantôt sur le ton de l'apaisement... et le langage qui apaise n'a qu'un temps. Pour une crise de quinze jours, cela pourrait suffire. Mais pas dans ce cas-ciÌý! La pollution atmosphérique, la malnutrition, les routes et la grippe tuent banalement, c'est devenu presque invisible. Une pandémie comme celle-ci, au contraire, nous renvoie à notre peur occidentale première. La vraie question, ce n'est pas notre système sanitaire, c'est l'hypertrophie de notre rapport à la mort : elle est devenue inconcevable. Or le coronavirus peut tuer partout, dans toutes les classes de la société et dans le monde entier.
Vous êtes anthropologue, imaginez que vous débarquez dans un pays lointain aux coutumes étranges, frappé par un mal mystérieux... la Belgique ?
Ce n'est qu'un exercice, bien sûr, mais au rebours de ce que j'observe aux antipodes dans la majorité des sociétés que d’aucuns appellent «ÌýtraditionnellesÌý» (et la nôtre en fut une), je suis frappé du fait que se cloisonner n'a pas de sens dans une communauté. On n'affronte pas en s'enfermant, en coupant le lien social, sans parler du lien avec le reste du vivant. Dans notre société matérialiste, où l'objectif ultime est la lutte effrénée contre la mort, on exacerbe la maîtrise et on néglige les rituels d'accompagnement, bref : on génère des traumas à l'infini...
Aujourd'hui, les historiens se penchent sur la grippe espagnole d'il y a un siècle en étudiant les aspects sanitaires, sociaux, politiques... Vous êtes aussi historien, quel regard imaginez-vous qu'on pourrait porter en 2120 sur la crise actuelle ?
On a aussi glosé sur la répétition de siècle en siècle, la peste en 1720, le choléra en 1820, le Covid-19 en 2020... c'est réducteur bien sûr, parce qu'il y a aussi eu, par exemple, plus près de nous, la grippe dite asiatique de 1968-1969, qui a fait un million de morts dans le monde (imaginons que le sida ait eu la même rapidité de propagation que le Covid-19...). Mais outre leur rôle strictement cathartique, les répétitions réintroduisent un aspect cyclique dans notre culture chrétienne dominée par une vision linéaire. Elles répondent à un besoin de proposer une explication, de ramener du récit, du mythe, là où les données simples paraissent vides de ce sens dont l'humain a tellement besoin –Ìýla santé mentale et sociale compte autant que la santé physique, elle y est indissociablement liée, c'est cette réconciliation qu'il nous faut opérer.
Serions-nous à un tournant de civilisationÌý?
Cette crise révèle les limites du cap ²Ôé´Çlibéral qu'a pris notre société dite occidentale –Ìýet je parle bien de ²Ôé´Çlibéralisme, dérive essentiellement économico-financière du libéralisme philosophiqueÌýauquel je suis personnellement attaché. Nous avons pris l'habitude, ou nous nous sommes résignés, à tout estimer en termes de coût et d'échange marchand.
Les biens communs que sont la santé et l'éducation (pour ne pas parler du sol, de l'air ou de l'eau) ont été marchandisés ou négligés parce qu'ils n'étaient pas rentables. Nous en payons le prix aujourd'hui mais une partie de l'humanité, hélas très influente, continue à ne pas le voir ou à le nier parce que cela sert ses intérêts financiers. Or l'argent est un moyen, pas une fin.
Le ²Ôé´Çlibéralisme a transformé, par exemple, notre notion de la dette : dans notre monde du tout-à -la-bourse et du tout-aux-banques, sa seule finalité est désormais d'être remboursée, alors que la dette est depuis toujours constitutrice du lien social, exactement au même titre que le don (il faut lire à ce sujet David GraeberÌý!) et, aussi étrange que cela puisse paraître, n’a pas pour but premier d’être remboursée. Avec quels dégâts sociaux dans des pays comme l'Argentine ou la Grèce ! Le coronavirus nous rappelle en plus vite et en plus fort ce qui nous attend si nous continuons à saccager le climat, les océans et la biodiversité : il nous invite énergiquement à repenser notre rapport au monde.
Sans quoi, à plus ou moins brève échéance, ce monde ressemblera bientôt à un écosystème dominé par une minuscule mais puissante élite transhumaniste, qui continuera sa course à l'immortalité, et une immense majorité de personnes subsistant dans un environnement appauvri et dégradé (et c'est déjà le cas pour des millions d'êtres humains). Un problème majeur d'inégalité mondiale, et cela, c'est à mes yeux inacceptable.
Olivier Servais
Doyen de la Faculté des sciences économiques, sociales, politiques et de communication.